Littérature : « Karoo » de Steve Tesich

Parfois, il m’arrive d’être prise de vertiges avant d’écrire une chronique. Pas que les mots me fassent peur ou me manquent. Mais il est des ouvrages si particuliers qu’on craint de se faire bouffer par le gouffre gigantesque qu’ils laissent sous vos pieds une fois la chose refermée. Pourtant, je vais me faire violence parce que je veux que vous connaissiez ce livre. Que vous le lisiez. Que vous soyez touchés, foudroyés, retournés. Le roman en question s’intitule « Karoo ». Son auteur est Steve Tesich. Il a été publié pour la première fois aux Etats-Unis en 1998, deux ans après la mort de Tesich. Il vient tout juste d’être traduit en français par les Editions Monsieur Toussaint Louverture.

Karoo, Saul Karoo, est le narrateur et personnage principal. Il a la cinquantaine. En cours de divorce, père adoptif d‘un enfant unique devenu jeune homme, il vit à New York et bosse pour Hollywood en tant que scénariste ou plutôt en tant que Docteur du scénario pour rattraper les croûtes cinématographiques avant montage définitif. Karoo est un alcoolique notoire, un trublion friqué et cultivé, d’une extrême lucidité sur les mondains qui l’entourent, tout comme sur le reste du monde. Son corps et son esprit abritent des maladies inédites depuis quelques temps. Il souffre d’une aversion pour l’intimité : il ne sait vraiment vivre quoique ce soit qu’en public. Se retrouver à parler seul à seul avec quelqu’un sans une tierce oreille spectatrice l’ennuie profondément. Il est malade d’objectivité aussi. Il ne sait pas ressentir de façon subjective, ou alors quelques brèves secondes après lesquelles il analyse froidement la situation. Mais ce qui le désespère le plus, c‘est qu‘il n‘arrive plus à s‘enivrer. Voilà des jours qu’il peut boire autant qu’il veut, faire tous les mélanges d’alcools possibles, sans qu’aucun signe d’ivresse n’apparaisse. Quelle tristesse, Saul. Toi qui aimais t’oublier et effacer dans la bouteille les souvenirs, les gens autour de toi, tes rêves avortés. Quel malheur que d’être obligé de subir ta pleine lucidité sans possibilité de la diluer… Alors, Saul décide de feindre son personnage habituel. Il continue à s’enfiler des kilomètres de cocktails et il titube savamment dans les dîners. Pas question de décevoir ses hôtes qui, il le sait, s’inquièteraient et seraient déçus de voir autre chose en Saul que ce qu’ils sont sûrs de savoir de lui. Le mensonge est souvent bien plus réel que la vérité toute nue. Le mensonge s’est érigé en une nouvelle vérité, bien plus plausible de toute façon qu‘une immunité à l‘alcool. Karoo a un surnom : « Doc ». De son doctorat en littérature comparée et du fait qu’il « répare » les mauvais films, qu’il les aseptise suffisamment pour répondre aux exigences du marché hollywoodien. L’épopée homérique de Karoo va lentement débuter alors qu’il reçoit pour mission de remonter ce qui sera le dernier film d’un des plus grands réalisateurs de tous les temps. Il va devoir saboter une œuvre qu’il considère être une merveille. Lui, l’écrivaillon sans talent, va devoir déchiqueter le testament d’un artiste qu’il respecte immensément. Et sa seule excuse est qu’il va le faire pour tenter de sauver sa vie misérable.

Steve Tesich

La chute lente, le ravage d’une vie entière, l’effondrement d’un homme sur le déclin sont orchestrés dans ce roman avec une finesse et une justesse terribles. Il n’y a pas d’échappatoire, pas de voie de sortie. Les mensonges en entraînant d’autres, Karoo se laisse embarquer par son propre destin, sans rien voir du précipice qui l’attend. Lire ce roman, en sachant que son auteur était lui-même un « Doc » pour Hollywood et qu’il est mort à 56 ans sans voir publier son ouvrage immense, est une façon de réaliser la perversité du destin des hommes. Sans qu’on ne puisse avoir de prise sur quoique ce soit. La fiction autobiographique de Tesich a tourné comme une boucle sur elle-même pour emporter son auteur avec elle. Et nous avec. Vertigineux, violent et fascinant sont les trois adjectifs pour qualifier ce livre au style impeccable et à l’écho unique.

 

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6 commentaires pour Littérature : « Karoo » de Steve Tesich

  1. Öö tli dit :

    Bientôt sur la pile des « à lire » ! Merci 😉

  2. Jeff dit :

    Très joli papier !
    Et je confirme pour ce qui est du gouffre…

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